Quatre formes de multivers
La science-fiction est coutumière des univers parallèles. Encore faut-il savoir desquels on parle. Car la physique actuelle, selon l’édifice conceptuel auquel on se réfère, n’en conçoit pas moins de quatre espèces différentes. Petite topologie des multimondes.
Il existe quatre bonnes raisons de croire que notre univers n’est pas unique, mais fait partie d’un ensemble plus vaste. Quatre théories physiques postulent très sérieusement la réalité d’un multivers, c’est-à-dire d’une entité cosmique composée d’innombrables univers, semblables et/ou différents du nôtre. Selon ces hypothèses (tout à fait actuelles et non réfutées, insistons), nous n’habiterions qu’une sous-unité du macrocosme, celui-ci dépassant en toutes dimensions les plus lointaines observations des astronomes.
C’est à Max Tegmark, un physicien du Massachusetts Institute of Technology, qu’on doit le recensement des formes de multivers et leur classement en quatre modèles, en fonction des constructions théoriques sur lesquels ils s’appuient.
Le multivers selon Einstein
Le modèle de cosmos multiple du premier type découle de la relativité générale, ensemble de lois aujourd’hui incontournables en astrophysique. Les thèses d’Einstein supposent que la géométrie de l’univers est plate et l’espace, illimité. Or, la vitesse de la lumière étant finie, nous n’observons qu’une partie de ce cosmos : le volume que délimite l’horizon d’où nous parvient l’information la plus lointaine. Au-delà, tout laisse penser que d’autres mondes existent et cela, en une pléthore de versions soumises aux mêmes lois physiques que les nôtres. Appliquées à cette infinitude, le calcul des probabilités prévoit l’existence d’univers exactement pareils à celui que nous connaissons, habitants compris.
D’autres vous-mêmes vivent donc derrière l’horizon d’Einstein, disséminés sur des planètes identiques à la Terre et lisant ces lignes en ce même instant. Il y a toutefois peu de chances que vous rencontriez de sitôt un de ces doubles, car la distance théorique qui vous sépare de lui est d’environ 10125 mètres. Même exprimée en kilomètres ou en années-lumière, ce n’est pas la porte à côté.
Une inflation d’univers
La deuxième catégorie de multivers a été projetée à partir du modèle qui semble le mieux décrire aujourd’hui les tout premiers instants de notre univers : l’inflation cosmique. Elaborée par Andrei Linde dans les années 1980, cette théorie affirme que l’espace a subi une phase d’expansion gigantesque 10-35 secondes après le Big Bang. La taille de l’univers, alors extrêmement dense et chaud, aurait été brusquement multipliée par un facteur de 1050. Cette croissance accélérée expliquerait la nature extrêmement homogène du cosmos et la formation des amas de galaxies. Le modèle de Linde prévoit aussi que l’inflation se poursuit continûment, créant ainsi une infinité de big bangs et autant d’autres univers, pareils à des bulles apparaissant à foison avant de donner elles-mêmes naissance à de nouveaux bourgeons cosmiques.
Certains scientifiques ont intégré l’inflation éternelle de Linde à une autre théorie en vogue, la physique des cordes. Dans cette nouvelle conception, le multimonde perd son homogénéité. Chaque bulle d’univers qui le compose présente ses propres lois, parfois très éloignées de celles qui régissent notre continuum. Le multivers né de l’inflation cosmique accoucherait donc d’une multitude de réalités, parfois vivables mais le plus souvent exotiques et hostiles, au gré du hasard qui les a rendues possibles.
Boucles et reboucles
Le multivers du troisième type est apparu avec une théorie rivale de la physique des cordes, la gravité quantique à boucles. Selon cette approche, le centre des trous noirs qui parsèment l’univers est le théâtre d’un phénomène particulier qui inverse le sens de la gravité. Au lieu de s’effondrer sur elle-même à l’infini, comme le prévoit le modèle dominant de la cosmologie, la matière piégée par les trous noirs ne se contracterait que pour mieux rebondir et s’épancher à nouveau. La gravité quantique à boucle décrit ainsi un multivers imbriqué où chaque trou noir est le germe d’un univers neuf. Comme dans la version du deuxième type, cette éclosion massive de nouveaux mondes (les trous noirs de notre cosmos en auraient produit au moins 1018 d’exemplaires) pourrait aboutir à des espaces-temps différents du nôtre. Chaque naissance d’univers entraînerait des fluctuations quantiques susceptibles d’altérer lois et constantes physiques.
Superposition d’univers et ubiquité féline
La quatrième et dernière catégorie de multivers a été forgée par le physicien américain Hugh Everett, un éminent spécialiste de la mécanique quantique. On sait d’expérience qu’à l’échelle des atomes, des particules peuvent se trouver dans deux états de la matière à la fois. On se trouve alors en situation de superposition quantique, une forme de réalité dédoublée mais extrêmement instable. Le moindre facteur extérieur – un observateur ou un instrument de mesure, par exemple – suffit à perturber le système et à entraîner son effondrement (la mécanique quantique parle de « décohérence »). L’équilibre rompu, ne subsiste alors pour l’observateur qu’un seul des états superposés, sans qu’aucun calcul n’ait pu prévoir lequel des deux allait devenir réalité. D’où un problème épineux : pourquoi, si les probabilités quantiques donnent les deux solutions pour strictement équivalentes, un seul état aurait-il gain de cause ? Et, question corollaire, que devient celui de ces états qui ne se serait pas concrétisé sous les yeux de l’observateur ?
C’est ce dilemme que prétend résoudre le principe d’Everett. Pour le physicien, lorsque la superposition prend fin, la décohérence ne choisit pas entre les deux réalités probables, elle les génère toutes les deux. En d’autres termes, l’effondrement de deux états superposés produit deux univers distincts, le premier en l’état 1, l’autre en l’état 2. Le dédoublement quantique donne donc naissance à deux mondes divergents, comme dans « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent », fameuse nouvelle de Jorge Luis Borges.
On peut illustrer le phénomène par une autre parabole – du physicien Erwin Schrödinger, celle-ci – qui met un chat en superposition quantique à l’intérieur d’une boîte hermétique
L’expérience de pensée de Schrödinger place dans la cage du félin un diffuseur de poison mortel couplé à un atome radioactif instable, soumis aux lois de la mécanique quantique. Tant que la boîte reste fermée, l’atome est maintenu en superposition d’états. Le chat enfermé avec le poison est donc, lui aussi, en suspens, c’est-à-dire à la fois mort et vivant. Ce n’est qu’en soulevant le couvercle que l’expérimentateur rompt la cohérence du dispositif et fait s’effondrer le sort de l’animal. Non plus mort-vivant, mais mort OU vivant, selon la loterie des quantas.
Si pour Schrödinger, la fable s’arrête à cette roulette russe, la fin de l’histoire prend toute autre tournure avec Everett. L’Américain prévoit qu’à l’instant où s’ouvre la boîte, deux dénouements parallèles concluent la démonstration, l’un où l’observateur constate la mort du chat et l’autre où, dans un nouvel univers, le matou bondit hors de sa prison sous le nez de l’expérimentateur. Le chat de Schrödinger s’est donc dédoublé, et avec lui, le chercheur, le laboratoire, l’université, la ville, la Terre, les étoiles et le reste du cosmos. L’expérience a, purement et simplement, dupliqué l’univers. Mieux, cette génération de mondes parallèles intervient chaque fois que se produit une décohérence, donc aussi souvent que fricotent atomes et particules. Je n’ai pas fait le calcul, mais à mon avis, le résultat doit représenter un sacré paquet d’univers divergents.
Malheureusement, les quatre sortes de mondes parallèles envisagés par la physique ont ceci de commun qu’ils rendent par principe impossibles la communication entre leurs habitants respectifs. Trop éloignés dans le temps ou l’espace, trop différents ou définitivement coupés les uns des autres, suivant la théorie qui les postule.
Retour à la SF
— … alors oui, Aurélia, la conscience change d’univers chaque fois que le système s’écroule. C’est le principe d’Everett. Chaque effondrement de la fonction d’onde fait bifurquer la réalité. »
Aurélia 14, Métaquine®
Théorie, soulignons. Le mot n’est pas définitif. Si observer, voire visiter un autre compartiment du multivers que le nôtre semble hautement improbable, rien n’interdit à l’imagination de franchir le pas. La littérature le fait allègrement depuis des décennies (pas seulement en science-fiction), avant même que la physique ne précise à quelles conditions restrictives on peut concevoir des mondes parallèles. Lisez, après Borges, Dick (Ubik), Murakami (1Q84), Vonarburg (Le Jeu des coquilles de nautilus), Priest (L’Adjacent).
Fidèle à cette tradition, mon roman Métaquine® reprend à son compte la thématique des univers parallèles. Avec toutefois une préférence pour le principe d’Everett. Des différentes spéculations listées ci-dessus, l’hypothèse du physicien américain est sans doute la plus traduisible en termes d’expérience quotidienne. Donc de vie. Elle a également le mérite d’intégrer la mécanique quantique sans développements ardus et visées cosmologiques. Cette adaptation de la magie des quantas à la dimension humaine rejoint plus aisément d’autres aventures risquées par le roman : explorer la conscience, repousser les zombies, bidouiller le destin, redresser le monde, caresser le chat de Schrödinger à rebrousse-poil. Au rythme où galope le progrès scientifique, la fiction s’avoue souvent dépassée par la réalité. Trop souvent pour s’interdire de garder un peu d’avance en créant de nouveaux univers.
Et même, si l’idée était fondée, qu’a-t-elle de si dérangeant ? On hébergerait dans sa tête une réalité qui simultanément existe et n’existe pas, comme le chat de Schrödinger. »
Clotilde 8, Métaquine®
Bravo pour cet excellent Metaquine 1. Me rejouis de lire le 2 que je souhaite venir acheter s Morges demain! Amities. Carine