Indication off-label : Métaquine®, matière à philosophie ?

HugoScience-fiction et philosophie : les deux termes du binôme sont-ils compatibles ? Le rapprochement heurte-t-il la raison ? Les romans de SF ne sont certes pas des traités de métaphysique, mais ils posent parfois des questions qui, à défaut de graviter dans les hautes sphères des philosophes, croisent peut-être leur orbite.

Point de vue de l’auteur de Métaquine®

De profession, je ne suis pas philosophe, mais pharmacien. Parallèlement, j’exerce depuis des années des activités d’illustrateur, de critique et d’écrivain de SCIENCE-FICTION (SF). Dans le domaine, j’ai publié des nouvelles, un recueil d’illustrations, deux essais et, ce printemps, un roman en deux tomes aux éditions l’Atalante : Métaquine®. Même si mon dernier livre parle de pharmacologie et de médicaments, il n’en reste pas moins un ouvrage de science-fiction. Ce n’est donc pas en qualité de pharmacien que je m’exprime ce soir, mais en auteur de SF. C’est de Métaquine®, la plus volumineuse et la plus récente de mes contributions à la SF, dont je tâcherai de tirer des réflexions qui s’apparentent à mon sens à une démarche philosophique.

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Science-fiction et philosophie : les deux termes du binôme sont-ils compatibles ? L’accointance est-elle légitime ? Mal placé pour en juger, je sais toutefois que quelques penseurs ont tenté leur rapprochement. Par exemple, Guy Lardreau dans Science-fiction et fictions philosophiques, un ouvrage qui m’a passionné autant qu’interpellé.

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Pour ma part, je ne m’engagerai pas dans des pas d’érudits aussi compétents. Je me contenterai de proposer quelques questionnements sur la SF en espérant que ma tentative, à défaut de graviter dans les hautes sphères des philosophes, croise en quelques points leur orbite.

 

De quoi parle-t-on ?

La recherche d’une définition de la SF a épuisé des générations de spécialistes. Quant à moi, je n’en ai pas trouvé de meilleure que celle de Pierre Versins (fondateur de la Maison d’Ailleurs et auteur de l’Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science-fiction), qui tient en trois mots : conjecture romanesque rationnelle.

Versins

La science-fiction est conjecture, parce que, posant une hypothèse, elle fait œuvre d’imagination et dépasse le cadre de la réalité connue. Son mode d’expression est romanesque, car s’inscrivant dans une fiction narrative. Ce récit peut être explicite (s’il s’agit de littérature, de bande dessinée, de cinéma) ou implicite (ses sujets pourraient se rattacher à une histoire). Enfin, la SF reste rationnelle, c’est-à-dire ne remet pas en cause les données de la science (comme le font, a contrario, le surnaturel et le fantastique) et garde toujours quelque lien de filiation avec notre monde. La SF d’anticipation, par exemple, prolonge notre actualité et ne rompt jamais avec l’histoire (à la différence du merveilleux des contes de fées et de la fantasy).

 

Un peu de psychologie

Avant de me risquer à aborder la SF sous un angle philosophique, je me permets une petite digression psychologique.

Gattaca

Lorsqu’on parle d’une œuvre de SF – par exemple, du film Bienvenue à Gattaca (réalisé par Andrew Niccol en 1997) – à quelqu’un dont on ignore les goûts en matière culturelle, on peut s’attendre à deux réactions caractéristiques :

  1. « Ça reste de la science-fiction »

Dans ce cas, l’interlocuteur nie le lien qui rattache son présent au thème abordé. L’idée que dans un futur proche les progrès de la génétique permettront aux parents de profiler leur progéniture en manipulant leur ADN est tenue à distance, rejetée comme irréaliste. D’emblée, la suspension d’incrédulité nécessaire à l’adhésion au propos du film est compromise. Le sujet s’exclut de la proposition.

  1. « Bientôt, ce ne sera plus de la science-fiction »

Autrement dit, l’interlocuteur convient qu’il pourrait exister une continuité entre sa réalité présente et le thème du film. « Si on pousse encore un peu le bouchon, on en arrivera là », pourrait-on renchérir. Le sujet s’inclut dans la proposition.

Cette double attitude montre toute l’ambiguïté de la réception de la SF par le public. Et toute la difficulté pour elle de s’imposer comme culture, comme esthétique, comme mode de pensée.

 

Une question morale ?

Finalement – et c’est prendre là un point de vue peut-être moraliste – le dilemme ne se réduit-il pas à une question d’honnêteté intellectuelle.

On accuse la SF de manquer de réalisme. Le présent, le vécu, l’Histoire, les œuvres classiques impérissables, telles seraient les valeurs à respecter, seules dignes d’émouvoir les beaux esprits. D’un côté, l’arbitraire des songe-creux, de l’autre une culture sûre, vénérée par les siècles, intarissable. La question est vite tranchée.

Mais qui, en définitive, se berce des plus grandes illusions ? Ceux qui croient en un monde immuable ? Ou ceux qui annoncent ses transformations à venir ? Ceux qui voient en l’humanité une espèce invariable dont l’histoire se répète ? Ou ceux qui anticipent son évolution galopante ?

Au nom de quelle éthique (ou de quelle esthétique) empêcherait-on la SF de clamer qu’aujourd’hui, c’est déjà demain ?

 

Psychotrope imaginaire

Laissons ces questions en suspens et concentrons-nous sur du plus concret. Puisque je suis invité au titre d’auteur de SF, je vous propose l’exemple de mon roman Métaquine®.

Le livre doit son titre au nom d’un médicament. Métaquine® est dans mon histoire un psychotrope commercialisé par la multinationale GlobantisPharma. Le produit a été officiellement enregistré pour traiter le trouble de l’attention avec hyperactivité chez l’enfant d’âge scolaire.

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Ma substance imaginaire présente une parenté d’effet évidente avec le méthylphénidate, une molécule connue en Suisse sous l’appellation Ritaline®. Il s’agit d’un médicament réellement fabriqué par l’industrie pharmaceutique et prescrit à peu de choses près dans les mêmes indications pédiatriques que Métaquine®. Ajoutons que le méthylphénydate, distribué et administré à l’échelon mondial, est au cœur d’une controverse médico-sociale abondamment relayée par les médias.

Ritaline & métaquine

Mais Métaquine® n’est pas Ritaline®, et mon roman n’est pas le procès déguisé du méthylphénydate. Mon produit est une fiction, qui présente de nombreuses différences par rapport à celui dont il s’inspire.

En un mot, Métaquine® va beaucoup plus loin que son modèle d’origine. D’abord, dans le futur proche de mon roman, il tient réellement toutes ses promesses. Les écoliers qui en prennent deviennent vraiment plus calmes, plus attentifs et plus performants. Mieux, ils collectionnent les bonnes notes et les compliments de leurs professeurs auxquels ils obéissent désormais au doigt et à l’œil. Et tout cela, sans le moindre effet indésirable.

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Conquis par ces résultats, les enseignants se mettent eux aussi à la Métaquine® pour mieux tenir leurs classes. Les parents, devant les prouesses scolaires de leurs enfants, en prennent pour combattre le stress au travail, abattre deux fois plus de tâches et gravir quatre à quatre la hiérarchie de leur entreprise reconnaissante.

Finalement, tout le monde se convertit à la Métaquine®. Débordé par la demande, GlobantisPharma voit son blockbuster lui échapper. Le médicament se met à circuler sous le manteau.

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Des fabricants clandestins en livrent des copies sauvages par internet. À chaque coin de rue, des dealers approvisionnent les passants de tout âge et de toute condition sociale.

 

 

Extrapolations linéaires

En racontant les succès médico-économiques de Métaquine®, je pratique un type de SF d’anticipation que je qualifierais de linéaire. Je pars des tendances du moment, et je les extrapole.

Un autre type d’amplification linéaire utilisé dans le roman s’applique aux interfaces cerveau-machine. On expérimente depuis quelques années déjà des dispositifs qui permettent à un ordinateur de recevoir des ordres en les captant directement à leur source neuronale, dans le cerveau de l’usager. Des électrodes ou un scanner lisent l’activité cérébrale au moment où le cortex formule un mot ou une intention de mouvement. Simultanément, sans qu’il soit nécessaire de prononcer une parole ni d’enfoncer un bouton, l’instruction est transmise à la machine.

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De là à imaginer que de tels interfaces soient commercialisés à grande échelle et qu’ils rendent caducs souris, claviers et autres joysticks, il n’y a qu’un pas que j’ai allègrement franchi dans mon roman (comme d’ailleurs de nombreux autres auteurs de SF avant moi).

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On voit donc les personnages de Métaquine® poser sur leur tête des scanners miniatures (que j’ai baptisés des « calottes ») et dialoguer sans relais mécaniques avec leurs ordinateurs, téléphones portables et autres accessoires de leur quotidien.

Autre exemple, les ordinateurs quantiques. Il s’agit d’ordinateurs qui ne calculent plus en mode binaire comme nos actuels computers, mais qui utilisent les propriétés de la mécanique quantique pour effectuer leurs opérations en « superposition d’états », dans le jargon des spécialistes de la discipline. En d’autres termes, ces machines peuvent travailler à plusieurs niveaux de réalité physique en même temps, chacun de ces niveaux dédoublant les capacités de calcul des autres. Quelques-uns de ces registres de calcul quantique sont semble-t-il déjà fonctionnels, mais il est encore très difficile d’isoler ces circuits en état superposé, car la moindre interférence avec le milieu ambiant provoque leur effondrement, ou « décohérence ».

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Les chercheurs qui œuvrent à la réalisation de processeurs quantiques espèrent bientôt surmonter leurs failles techniques et décupler leur puissance dans les années à venir. Si on réussissait par exemple à faire fonctionner en parallèle un millier de ces unités de calcul quantiques, on parviendrait à effectuer un nombre d’opérations simultanées qui dépasserait le nombre total d’atomes contenus dans l’univers.

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Dans Métaquine®, ces machines sont au point et équipent déjà de nombreux appareils de la vie quotidienne. Une majorité de fonctions dévolues à l’informatique et à l’électronique sont désormais exécutées en mode quantique.

Jusqu’ici, mes prédictions ne font rien d’autre que de prolonger les projets des scientifiques qui travaillent actuellement à la mise au point de circuits quantiques. Je reste, dans mon anticipation, dans la prévision linéaire.

 

Sauts imaginaires

J’utilise cependant dans mon roman un autre type de conjecture. Non plus linéaire, cette fois-ci, mais combinatoire. Je provoque la rencontre de mes extrapolations et les fais interagir. Apparaît alors un nouveau motif imaginaire, qui dépasse la simple addition de ses composants. L’effet obtenu équivaut à une rupture de linéarité, ce que – pompeusement – on pourrait appeler un saut de paradigme.

Soyons concrets, et reprenons les exemples que j’ai tirés de Métaquine®. Dans le roman, les ordinateurs sont directement connectés au cerveau de leurs usagers. Or, ces ordinateurs calculent désormais en mode quantique, c’est-à-dire dans un ensemble de lois physiques totalement étranger à celui qui régit l’environnement que nous percevons avec nos sens. Par exemple, la mécanique quantique décrit des phénomènes où un corps physique se trouve à plusieurs endroits à la fois, où il est simultanément onde et particule, où il remonte le temps, où il traverse l’espace plus vite que la lumière.

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Puisque le cerveau humain est maintenant branché sur des processeurs qui exploitent ces extraordinaires propriétés, que deviennent la pensée, les notions de temps et d’espace, la mémoire, la conscience même ?

Voici, vous en conviendrez, un saut spéculatif autrement plus radical que le simple prolongement d’une tendance du présent. Voici, offert à l’imagination, tout un nouveau champ à explorer ; voici un terrain rêvé pour des expériences de pensée inédites, un abîme de questions ouvertes et passionnantes. La conscience pourrait-elle s’affranchir du continuum espace-temps ? Pourrait-elle appréhender plusieurs réalités à la fois ? Embrasserait-elle une multiplicité de mondes possibles et de modes d’existence ?

On comprendra que c’est une fois franchi ce bond spéculatif que j’ai réellement senti décoller mon plaisir d’écrire Métaquine®. On supposera aussi que c’est à ce stade que je me suis approché d’une sorte d’étonnement philosophique. Mes personnages et moi étions arrivés devant des perspectives d’invention et d’aventures inouïes. En tant que lecteur de SF, c’est aussi devant de tels basculements de point de vue que j’ai ressenti les émotions les plus mémorables. En de telles occasions aussi que j’ai réalisé que la SF avait quelque chose à dire de plus que d’autres modes d’expression littéraires ou artistiques.

 

Métaphores

On voit que, partie de simples prévisions techniques, la SF peut nous amener très loin. Encore faut-il savoir que faire de ses découvertes, comment exploiter ses intuitions parfois vertigineuses.

On peut bien sûr en rester à l’évasion, au jeu. L’auteur de SF se contente souvent de décrire les démêlés de ses personnages avec les anomalies, les monstres et les paradoxes que lui a soufflés son imagination. Mais il peut aussi prendre le recul de la réflexion devant ces figures extraordinaires, et s’en servir comme de nouvelles et inspirantes métaphores.

« Métaphore », le mot sonne un peu ronflant après la quincaillerie de pilules, de transistors et d’électrodes que je viens d’étaler. Mais je n’en trouve pas d’autre pour éclairer mes efforts de romancier cherchant à donner du sens aux péripéties de ses personnages.

Dans Métaquine®, six protagonistes s’expriment à tour de rôle.

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Ce sont soit des adversaires, soit des promoteurs du médicament. Régis, l’écolier dissipé ; Clotilde et Sophie, qui militent contre les psychotropes dans les collèges ; Curtis, directeur marketing chez GlobantisPharma et les autres : tous sont emblématiques des craintes ou des espérances de la société future du livre.

En ce sens, Métaquine® n’est pas seulement un produit-phare de l’industrie pharmaceutique. Elle incarne le pharmakon (φάρμακον) à la fois poison et remède chez les Grecs. Elle symbolise et véhicule des espoirs fous de guérison et de réussite, elle fait envie autant que peur. Métaquine® est donc moins le procès de l’industrie pharmaceutique (même si celle-ci en prend pour son grade) que celui de nos croyances en matière de santé, de reconnaissance publique, de statut social. Métaphore, donc.

Scinece&vie_ordis_quantiquesReprenons le concept d’ordinateur quantique, qui calculerait dans plusieurs plans de réalité à la fois. Si on imagine qu’un cerveau humain se connecte à de telles machines, on lui permet de facto d’accéder à cette pluralité de modes d’existence. On ouvre à l’esprit la faculté de visiter des mondes pluriels et concomitants.

C’est faire là, une fois de plus (ou de trop), acte de science-fiction. Mais pourquoi s’en défendre ? Après tout, la théorie des mondes multiples – ou multivers – a le vent en poupe en physique théorique. Pas moins de quatre théories concurrentes postulent très sérieusement l’existence d’une multiplicité d’univers comparables ou divergents du nôtre.

multivers

http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1443715-a-t-on-trouve-la-trace-d-un-univers-parallele-4-portes-d-entree-vers-des-mondes-multiples.html

La pyramide des mondes possibles

Métaquine® s’envole dans la conjecture, certes. Il n’empêche que le roman ne rompt pas le fil à la patte qui le relie à la science, donc au réel. Donc, par la magie des quantas et des calottes cérébrales, les héros de Métaquine® visitent des univers parallèles.

C’est ici que la philosophie vient littéralement au secours de l’écrivain. Leibniz, dans ses « Essais de théodicée », se livre à une expérience de pensée qui n’a rien à envier aux créateurs de SF les plus déjantés.

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Le célèbre métaphysicien du XVIIe siècle imagine ce qu’il nomme « la pyramide des mondes possibles ». En haut du cône, il place son « meilleur des mondes » – le nôtre, celui que Dieu a choisi et dans lequel nous, ses créatures, avons la chance de vivre. Voltaire s’est abondamment gaussé de cet optimisme chrétien dans Candide, mais là n’est pas notre propos. Ce que j’ai retenu de la pyramide de Leibniz pour en faire un motif de Métaquine®, c’est l’idée d’une hiérarchie, d’un classement qualitatif des réalités possibles.

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Leibniz défend l’idée qu’il existe des mondes plus ou moins réussis parmi tous ceux que sa métaphysique (ou de nos jours, de très compétents scientifiques) rendent possibles. En langage d’informaticien, on parlerait de modes plus ou moins dégradés. En mécanique quantique, de haut et de bas de la fonction d’onde.

Bref, Leibniz m’a soufflé que parmi les mondes parallèles qui gravitent autour de mes personnages, il en serait de différentes qualités. Les uns plus désirables, plus vivables, plus équilibrés que les autres. Si la conscience de mes héros surplombe la pyramide des possibles grâce à la puissance de calcul des ordinateurs quantiques, cette conscience plurielle pourrait-elle être de quelque secours pour élire un de ces univers, ou du moins, pour éviter les pires d’entre eux ? – Réponse dans le roman.

Qu’on retienne seulement que, pour moi, les circuits quantiques et les interfaces cerveaux-machines sont davantage que d’amusants gadgets. J’espère que ces motifs soient aussi lus comme des métaphores. Autrement dit, comme un moyen imagé (et imaginé) d’approcher les mystères et les limites de la conscience. L’usage que j’en fais est-il licite ou abusif ? Au lecteur de répondre.

On aura compris que la SF procède par amplifications, ruptures et torsions de la réalité présente. Opération souvent gratuite, visant le seul dépaysement, mais qui produit parfois sens et profondeur en ouvrant des portes singulières dans l’horizon de nos certitudes. Des portes débouchant sur d’autres mondes, à la fois proches et différents du nôtre, auquel, par effet miroir, ils donnent à la fois recul et forme instable. A l’écrivain d’entrebâiller le battant, aux lecteurs de le pousser plus largement.

Bienvenue dans Métaquine®.

 

Bienvenue_Métaquine

François Rouiller, 20 juin 2016

(Exposé présenté à Lausanne le 8 juin 2016 lors de la soirée Penser le futur – la science-fiction, un geste philosophique ? organisée par le Groupe Vaudois de Philosophie)

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